Le passé du futur est toujours présent

Le passé du futur est toujours présent

Faits et gestes de quarante-huit jours oubliés en 1978

  • Texte d’Alain Joubert

 

Mardi 2 mai

Bois

Ce matin, très tôt, un petit radeau fait de rondins assemblés flotte sur le lac du bois de Boulogne, portant un feu vif en son centre. Le concessionnaire des barques de plaisance l’arraisonne. De quoi s’agit-il ? Une farce ? On n’en voit guère l’objet. Une menace ? Aucun message ne permet cette interprétation, et puis qui menacerait-on de la sorte ? Un geste gratuit ? Un acte inabouti ?

Vendredi 5 mai

Feu

Il y a trois jours, un radeau de feu était découvert sur le lac du bois de Boulogne, au petit matin. Aujourd’hui, le même objet est repéré à la surface du plan d’eau givré des Tuileries, où les enfants ont pour habitude de faire évoluer leurs modèles réduits. On s’interroge de plus belle. Quel but poursuit donc l’auteur de ces actes ? Tout cela a-t-il seulement un sens ?

Lundi 8 mai

Réservoir

L’homme au radeau de feu a encore frappé ! Cette fois, c’est sur les cent vingt-cinq mille mètres cubes d’eau glacée constituant le bassin inférieur de Montsouris qu’on retrouve l’assemblage de rondins porteur du déjà traditionnel brasero. Il n’est pas facile de s’introduire en ce lieu. L’étrange maniaque bénéficierait-il de certaines complicités ? Mais surtout, où veut-il en venir ?

Samedi 13 mai

Reliefs

On drague au Bois. Le fond du lac fait l’objet de fouilles systématiques, décidées à la suite de certaines informations recueillies par la Préfecture de Police. À 9 h 15, c’est d’abord un bras que l’on repêche.  À 9 h 25, un reste de jambe, puis des viscères. Midi sonne quand un morceau de cage thoracique fait surface. Tous ces débris humains – à l’exception des viscères – semblent avoir été déchiquetés à belles dents, comme s’ils n’étaient en fait que les reliefs d’un épouvantable repas. On se déplace jusqu’au bassin des Tuileries d’où, sans grand effort, on retirera de nouveaux restes. A Montsouris, c’est au concours d’hommes-grenouilles que l’on fait appel pour sonder les cinq mètres de profondeur du réservoir inférieur. Avec succès. L’horreur se répand dans Paris comme une goutte de sang dans un verre d’eau limpide.

Jeudi 18 mai

Impatience

6 heures – Paris, rue des Moines.

Le réveil sonne. Gaston Couédic se retourne dans son lit, avant de sauter dans ses pantoufles. Depuis vingt-cinq ans, il est à l’heure à son travail ; ajusteur, il sait s’ajuster. Un rêve inabouti lui joue-t-il un tour ? D’un mauvais coup de rasoir, il entame sérieusement le côté gauche de sa moustache. Voulant rattraper le dommage, il rate à nouveau son coup. Gaston Couédic ira travailler sans moustache.

Mardi 23 mai

Impatience

7 h 55 – La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine).

Jacqueline Gemona, vingt-huit ans, belle, brune de cheveux et de peau, coiffeuse, court droit devant elle, sans regarder où elle met les pieds. Le train de Paris est déjà à quai et ne saurait attendre. Elle franchit le portillon sur un angle dangereux ; ses talons glissent sur le revêtement fraîchement arrosé ; elle s’affale dans une éblouissante corolle de polyamide et de chair tendre. Moyennant quoi, elle rate son train.

Vendredi 26 mai

Impatience

17 h 30 – Paris, Gare Saint-Lazare.

Sous la grande horloge de la salle des Pas Perdus, Michel Séguillot guette du coin de l’oeil l’arrivée des rondeurs perverses de Monique, une séductrice de vingt-deux ans. Lui, qui n’en a que seize, connaît à cet instant les affres du petit poucet sous le couteau de l’ogre. La voilà. Encore une cinquantaine de mètres. Michel juge qu’il n’a pas été remarqué et s’esquive derrière un panneau indicateur, le coeur battant. Pour Monique, ce n’est qu’un rendez-vous raté.

Jeudi 1er juin

Certitudes

Conférence de presse de Valéry Giscard  d’Estaing.
G.-E. – Connaissez-vous le sujet dont je souhaite vous entretenir?
Non, nous l’ignorons, Monsieur le Président.
G.-E. – Comment puis-je valablement développer devant vous un sujet que vous ignorez!

(Il sort. Stupéfaction. Après quelques minutes, il revient.)
G.-E. – Savez-vous ce que j’ai à vous dire?
Oui, nous le savons, Monsieur le Président.
G.-E. – Alors, il est inutile de vous le dire…

(Il sort. Consternation. Après quelques minutes, il revient.)
G.-E. – Si vous connaissez déjà la nature de mon propos, veuillez me le faire savoir.
Nous le connaissons!
Nous l’ignorons!
G.-E. – Eh bien! Que ceux qui en ont connaissance l’enseignent à ceux qui l’ignorent!

(Il sort. Le régime tient bon.)

À suivre

  • Alain Joubert

Parmi les dernières publications d’Alain Joubert :