Pourquoi traduire et publier en Allemagne, un choix de lettres de Guy Debord ?

  • Article de Bernadette Grubner et Christoph Plutt

« Pendant notre siège du conseil d’administration de l’université de Francfort, il y a six mois, un seul professeur s‘est rapproché du sit-in des étudiants: Monsieur Adorno. Sous une tempête d’applaudissements il s’est dirigé tout droit vers le microphone, devant lequel il a fait demi-tour pour entrer dans le département de philosophie – donc, une fois de plus, il a opté pour la théorie au lieu de la pratique. Au fond, ceci est la situation de la Théorie Critique aujourd’hui. Elle rationalise sa peur résignée et individualiste de la pratique en disant que la pratique n’est en fait pas possible et qu’il faut rentrer dans la coquille de la philosophie.»

L’auteur de ces mots, Hans- Jürgen Krahl, était un des penseurs les plus radicaux du mouvement étudiant de 68 en Allemagne – et lui-même un disciple d’Adorno.

Après la Seconde Guerre mondiale et la défaite totale du mouvement ouvrier, les théoriciens critiques à Francfort autour d’Adorno cherchaient à penser le communisme après la catastrophe d’Auschwitz et par opposition au stalinisme. Dans la «coquille» de la philosophie, ils développaient une critique non seulement de l’exploitation, de l’industrie culturelle et de l’autoritarisme mais aussi de la rationalité dans sa genèse historique. Leur utopie sociale s’exprimait en particulier dans la philosophie de l’art, la théorie esthétique basée sur des recherches littéraires et musicales.

Comme Hans-Jürgen Krahl beaucoup d’intellectuels allemands – communistes ou pas – ont été influencés par la Théorie Critique de Francfort. La Dialectique de la Raison de Horkheimer et Adorno est un livre fort connu en Allemagne. On peut dire que son influence est comparable à celle de La Société du spectacle en  France. Il y a d’autres correspondances entre les deux hommes: l’attirance de la pensée hégélienne, la critique de l’idéologie, de l’industrie culturelle (comparable au spectacle) et du tiers-mondisme ainsi que la quête d’une nouvelle pensée communiste après l’échec de l’ancien mouvement ouvrier. Comme la notion de «spectacle», celle d’«industrie culturelle» fait partie du langage courant de la gauche. Pourtant, il n’y avait presque aucun contact entre ces deux développements – ni de la part du professeur Adorno, ni du côté de Guy Debord, comme on le voit dans sa correspondance, que nous, un groupe de cinq amis, avons en partie traduite et publiée en Allemagne.

Nous avons choisi une centaine de lettres dans les sept volumes de la correspondance de Debord parus en France aux  éditions Fayard. Elles couvrent la période 1957-1994, année de la mort de Debord. Dans notre choix, nous avons essayé de suivre deux lignes : d’un côté les activités de Debord, l’IS, les contacts avec d’autres communistes et anarchistes, sa collaboration avec les Éditions Champ libre, ses films et quelques activités comme l’intervention pour la libération des anarchistes de la prison de Ségovie. Nous espérons que ces documents permettent de juger les réussites de l’IS, mais aussi ses défauts et échecs de façon réaliste.

D’autre part, nous nous sommes concentrés sur les commentaires de Debord  sur certains événements plus ou moins révolutionnaires, tels que les révoltes et attentats en Italie, en Espagne, au Portugal et en Pologne dans les années 1970 et 1980. Ces réflexions et évaluations ne sont pas seulement une contribution à une théorie, elles sont écrites sur fond d’une perspective de pratique, voire d’intervention. Ainsi, s’opposent-elles à une tendance à la théorisation et au langage universitaire que la gauche communiste allemande doit notamment à l’héritage de la Théorie Critique. à la différence de ce que les milieux gauchistes considèrent comme seul moyen valable de communiquer des idées – le traité théorique –, les lettres montrent la pluralité des moyens d’expression de Debord, comme films, tracts,  chansons, pamphlets sous pseudonyme, jeux de case, etc.

Dans les lettres sur l’Italie et le Portugal des années 1970, on trouve la perspective de l’historien prise pour analyser le présent, qui adopte un point de vue pratique et cherche à évaluer les possibilités d’une intervention. C’est une lucidité qui ne manque pas seulement dans les analyses des révoltes actuelles dans les pays arabes, mais aussi dans les réflexions des divers milieux communistes. Avec la publication d’un choix de lettres nous essayons pour notre part d’intervenir dans ces milieux : de faire connaître des modes d’expression encore peu utilisés et de propager l’analyse du présent sur fond d’une possible action pratique.